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— Tu n’iras pas dans la Lune ! dit Mme Collignot à son mari.
— Pourquoi ?
— Parce que !
Il est difficile de réfuter un tel argument. Les enfants l’emploient volontiers, dans leur désir d’avoir raison malgré tout. Et les femmes encore plus souvent. M. Collignot, sur le moment, ne trouva rien à répondre. Mme Collignot appuya sur le bouton de la machine à vaisselle, régla le thermostat de la marmite, passa dans la chambre à coucher et empoigna le manche de l’aspirateur. Elle n’avait pu se résigner à remplacer son vieil engin par le modèle à molémoteur qui faisait le travail tout seul, se glissait sous les meubles, épousait la forme des coins, repassait sur les taches et ne retournait se garer à la place qui lui était assignée qu’après avoir digéré le dernier grain de poussière. Elle aimait pousser devant elle à travers son appartement la panse bourdonnante. C’était sa promenade de chaque jour.
M. Collignot suivait Mme Collignot, qui suivait son aspirateur. Il retrouva enfin la parole et dit avec énergie :
— Tout de même, je voudrais bien savoir pourquoi !
Elle se retourna vivement, et la bouche de l’aspirateur heurta le soulier droit de son mari et commença à avaler son lacet.
— Tu ne te rends pas compte ! dit-elle.
— De quoi ?
— La Lune ! Pourquoi pas Jupiter ?
— C’est pas Jupiter, dit M. Collignot, doucement, c’est la Lune !…
— Grrr… faisait le bout de fer du lacet dans le gosier de l’aspirateur.
Mme Collignot s’assit sur le bord du lit, le manche de l’aspirateur entre ses genoux. Le lit était en plastec vert émeraude, le couvre-lit en soie rose, le tapis grenat, les murs jaunes et les doubles rideaux de la fenêtre marrons. La robe de chambre de Mme Collignot était bleu roi. Son mari toujours vêtu de noir.
Elle ne savait plus que dire. Elle ne trouvait rien de raisonnable à opposer à un projet si déraisonnable. Elle commença à gémir. Elle n’en avait donc pas assez vu ? Elle n’avait donc pas assez souffert ? Ce n’était pas assez qu’elle eût failli perdre ses deux filles ? qu’il eût mis Aline en pension si loin d’elle sans même lui demander son avis ? que la pauvre Irène ne parvînt pas à se rappeler ce qui lui était arrivé ? que les parents du pauvre petit Paul fussent morts ? qu’on ne trouvât plus que du beurre synthétique ? et pas de femme de ménage ? Entre deux phrases, elle pleurait un peu. L’aspirateur ronronnait. M. Collignot ne voulait pas faire de peine à sa femme. Il voulait aller dans la Lune. Le Président de l’O.N.U. lui-même avait daigné lui demander en personne s’il consentirait à accompagner les membres de l’expédition pour traduire et enregistrer, au fur et à mesure, toutes les déclarations, impressions et constatations qu’ils jugeraient bon de lui communiquer. M. Collignot avait répondu oui. Il ne pouvait pas refuser ce service. Et pendant toute la durée du voyage, toucherait triple traitement. C’était avantageux… Mme Collignot se releva, furieuse.
— Va-t’en au Diable, dit-elle, si ça te fait plaisir !
M. Collignot ne répondit rien. Il se baissa et mit un genou en terre pour relacer son soulier.
La fusée américaine qui devait emporter la mission vers la Lune était presque achevée au moment où avait éclaté la G. M. 3. Après que les Etats-Unis en eurent fait don à l’O. N. U., quelques semaines suffirent à la mettre définitivement au point. On décida qu’elle partirait du lieu précédemment fixé. L’U.R.S.S. avait offert une base de départ dans le Pamir, mais le transport de l’engin offrait des inconvénients que ne compenseraient pas les avantages du lieu élevé. La fusée partirait, sous le contrôle de l’O.N.U., du Nouveau Mexique, où elle avait été construite. Elle avait été assemblée, pièce à pièce, dans la fosse même qui devait servir à son envol, au centre d’une plaine sur laquelle un immense cirque de gradins avait été construit, pour permettre à la foule d’assister dans les meilleures conditions possibles à l’événement.
La fusée était prête, mais la mission ne l’était pas. Au moment de désigner ses membres, une compétition hargneuse s’était élevée entre les nations,
Les peuples avaient très rapidement retrouvé et même dépassé le confort d’avant-guerre, grâce à la puissance de production de l’énergie atomique.
Mais les économistes voyaient venir, à une affreuse vitesse, le moment où la production dépasserait de dix, cinquante, cent fois, toute consommation possible. Un chaos se préparait. Plus que jamais, on devait penser à la Lune. On pourrait, pendant plusieurs générations, faire travailler une partie de la population terrestre à son aménagement. Tout était à recréer, là-haut, depuis l’atmosphère… Ces travaux non productifs serviraient momentanément de trop-plein à l’activité humaine. Bien sûr, les mêmes problèmes se reposeraient plus tard. Mais que nos petits-fils se débrouillent…
Et puis peut-être y trouverait-on quelque chose. On ne savait pas quoi. Et justement parce qu’on ne savait pas, tous les espoirs étaient permis. Les derniers.
C’est pourquoi, à l’intérieur de l’O.N.U., et sous les formes les plus policées, les nations se disputèrent la fusée. Les Etats-Unis regrettaient leur don ; et les autres pays regrettaient de n’avoir pas entrepris la construction de fusées concurrentes. On commençait à bien oublier la G.M. 3.
Cependant on ne pouvait pas revenir sur ce qui avait publiquement été dit et fait. Il fallut bien faire semblant de se mettre d’accord. Après d’interminables séances, la composition de la mission fut enfin fixée.
Outre M. Collignot, la fusée emporterait trois physiciens (anglais, russe, chinois), trois chimistes (français, américain, tchèque), trois astronomes (américain, norvégien, grec), trois géologues (hollandais, anglais, yougoslave), trois zoologues (brésilien, polonais, hindou), deux médecins (américains), deux opérateurs de cinéma (américain, russe), un journaliste (anglais) et deux cuisiniers (français).
Plus les sept membres de l’équipage.
Plus, à fins d’expériences, trois cochons de Pennsylvanie, neuf colombes d’Ile-de-France, trois douzaines de souris blanches de Chypre.
Plus vingt-quatre généraux.